Voyage 2001 - 2003

de Caramel

CHAPITRE 12 : TOBAGO - ORENOQUE - LOS TESTIGOS - MARGARITA


Caramel est immobile, reposant sur sa quille sous laquelle les ouvriers du chantier Peake ont placé des madriers de bois. Il est maintenu latéralement par des béquilles métalliques qui paraissent bien frêles au vu de l'énorme masse du bateau.


Nous sommes bien petits sous cette coque de 20 tonnes haut perchée et comme la surface d'anti-fouling (peinture sous-marine) paraît grande ... (c'est pour mieux te faire peindre mon enfant).


Le Captain est revenu hier soir 15 juillet 2002 à Trinidad avec sa fille Sophie et son copain Mo(hamed), après un séjour de trois semaines en Europe. Le voyage a été long comme d'habitude et les trois heures de retard à Londres ne nous ont pas vraiment reposés. Nous sommes déjà mardi matin, Caramel sera remis à l'eau vendredi midi et tout le travail reste à faire. Pas le temps de récupérer le décalage horaire (6 heures) : au boulot. Nous ponçons la coque pour préparer la nouvelle peinture sous-marine. Le bateau est tellement haut calé que nous devons utiliser des échafaudages mis à disposition par le chantier pour arriver à la ligne de flottaison. On ponce à l'eau afin de ne pas avaler la poussière de l'ancienne couche de peinture. Si c'est toxique pour les algues et les bernacles, c'est évidemment toxique pour nous. La fin d'après-midi nous voit descendre des échafaudages comme des mineurs de houillère sortant du puits : noir. Ca fait couleur locale…


Mercredi, on nous amène les 25 litres de peinture noire dont nous enduisons la coque au rouleau. Vu la température, cela sèche vite et il faut avancer rapidement. Captain et Mo font une demi-coque chacun, puis on échange de demi-coque pour la seconde couche, histoire d'avoir un résultat homogène. Sophie joue les petites mains en nous passant le matériel et en nourrissant ses ouvriers affamés et dégoulinants de sueur. Ah, où sont les jolis mois de mars de la mer du Nord où nous avions l'onglée en plongeant nos mains dans l'eau glacée pour nettoyer le papier de verre, où le ruban adhésif de protection ne collait plus sur la ligne de flottaison car la colle était figée et où il fallait rajouter du diluant dans la peinture pour l'empêcher de coaguler ...


Ici, à la pose, on va faire un tour chez le shipchandler d'en face où la climatisation tourne à fond, on va retrouver Sophie juste à côté au Cyber-café pour boire un Coca light en attendant que la climatisation évapore nos litres de sueur ... Pour tenir le coup, nous devons boire 3 litres de liquide par jour, c'est énorme. Essayez pour voir.


La tension commence à baisser, nous sommes jeudi et les travaux obligatoires avant la mise à l'eau sont faits. Nous polissons les œuvres mortes du bateau (partie blanche non immergée de la coque) durant toute la journée, interrompus un moment par nos amis du catamaran Nouchka avec qui nous avons fait le Rallye et qui sont également de retour aux Antilles.


Vendredi, après les dernières vérifications, les retouches finales et l'acquittement de la facture du chantier Peake, nous ressortons du bureau avec notre bon de mise à l'eau (no cash - no splash !). A 14 heures, Caramel retrouve son élément naturel. C'est curieux, comme il a l'air de se dandiner sur l'eau à la moindre vaguelette, comme s'il devait s'ébrouer pour retrouver son équilibre.


Nous reprenons place à la marina Crews Inn pour les derniers préparatifs avant de quitter Trinidad. Ian et Paulette du SM Crusader viennent nous saluer, ils sont également mouillés dans la baie et nous parlons de notre projet de remontée dans le delta de l'Orénoque, pas bien loin d'ici.


Caramel reçoit une éolienne pour profiter de ce vent gratuit et le transformer en bons ampères pour nos frigos goulus. Un chargeur 100 ampères vient remplacer le 50 ampères tombé en panne avant de partir et courtoisement remplacé par le constructeur. Une grande virée au West Mall (centre commercial) pour faire l'avitaillement et nous voilà partis pour Tobago.


Cette île forme avec Trinidad, la République du même nom, mais elle est cinq fois plus petite et son unique défaut est d'être à 60 milles au vent de Trinidad. Pour corser le plaisir, le courant est également contre nous. Nous quittons donc Trinidad tôt le matin pour jouer le shaker à la voile et au moteur durant 10 heures.


C'est en milieu d'après-midi que nous laissons tomber l'ancre sur le sable de Store Bay à 50 mètres de nos copains Pierrot et Danielle d' "Escapade". Nous avions fait leur connaissance à Lanzarote voilà un an et nous ne nous étions plus revus depuis Gran Canaria. Grand pêcheur (de poissons) devant l'Eternel, Pierrot nous avait appris à fabriquer des leurres et à pêcher à la traîne. Cette fois, il nous entraîne dans des parties de chasse sous-marine.


Curieusement, nous plongeons sur la côte entre deux hôtels distants de 200 m sur un fond de roches et de coraux. Pas un plongeur et c'est un festival de poiscaille : il n'y a presque qu'à faire son choix ! L'équipage de Caramel revient avec 3 petits poissons-perroquets tandis qu'"Escapade" rapporte deux énormes perroquets, un poisson-ange et deux chirurgiens. Sophie est très excitée par la chasse mais pas très encline à les toucher, une fois embrochés. Mo se régale de snorkeling, où il fait ses premières brasses.


Toute la marée se retrouve sur le barbecue de Caramel, où nous classons les mets dans l'ordre décroissant des plus goûteux : chirurgien, perroquet, ange. On se contentera dorénavant de regarder évoluer placidement les splendides poissons-anges bleu nuit et jaunes sans les déranger. Pierrot nous montre les deux écailles rétractiles à la base de la queue des chirurgiens et qui coupent comme des scalpels si un prédateur essaye de les attraper, d'où son nom.


Store Bay est tout à côté du lagon de Bucco reef où nous nous rendons en annexe. Nous ancrons sur une élévation sous-marine de sable et partons à la découverte du parc national. Un peu décevant, mais l'approche sous l'eau d'un îlot couvert de pélicans et de pétrels restera dans nos mémoires. Dès que nous émergeons nos têtes à quelques mètres du bord, ce sont des centaines d'oiseaux qui prennent leur envol dans un piaillement d'enfer. Les pétrels plongent sur nous pour nous chasser et nous filons, un peu penauds.


Lors de notre remontée de la côte nord de Tobago, nous essayons plusieurs mouillages qui malheureusement sont trop rouleurs, mais leurs cadres enchanteurs nous donnent bien des regrets. Finalement, nous ancrons dans la grande baie nord de Charlotteville, toujours en compagnie de nos amis d'"Escapade". Le nord de l'île est montagneux et les pentes sont couvertes de forêt vierge. Cette baie est charmante et son village écrasé de verdure semble sortir d'un album de photo des Antilles des années cinquante. Les habitants sont charmants et tout le monde se salue ou entame des bribes de conversation. Quelle différence avec Trinidad.


Le fond de l'eau est incroyablement poissonneux. Sophie et Mo font leur baptême de plongée bouteille (en brûlant sérieusement les étapes d'école).


Le Captain nage à côté d'une tortue Hawksbills (Eretmochelys imbriocota, d'accord ça fait un peu snob, mais nous avons seulement un album américain, c'est probablement une tortue caret), assez commune sur les récifs. Distante de 1,50m, elle le regarde avec une telle curiosité qu'elle percute un poisson ange qui refusait la priorité. Quel monde étrange, nous passons des heures sous l'eau, à observer les espèces peu farouches entre les forêts d'algues géantes et les massifs coralliens.


Pierrot se nourrit beaucoup sur la mer et nous sommes invités chez eux à partager une grosse baliste. C'est certainement la meilleure chaire que nous ayons goûtée.


Un plaisancier allemand (brave homme !) nous indique un récif peu éloigné où nous pourrions trouver de la langouste. Encore un mythe à embrocher : sus à la langouste. Le Captain avait fabriqué avant de partir une foëne (harpon à plusieurs dents) pour ce genre de pêche. Première mise à l'eau de l'engin. Nous tournons dans la zone essayant de repérer les crustacés convoités.


Après une demi-heure de va-et-vient sous 5 à 7 mètres d'eau, le Captain est essoufflé et bredouille. C'est Sophie qui trouve la première, bien plus près de la côte, sous un rocher à seulement deux mètres de fond. On ne voit que deux antennes qui semblent jouer avec un diabolo invisible. Un coup de ferraille peu convaincu et d'un coup de queue rapide, la bestiole disparaît par une autre sortie de la cavité. C'est pas grave, on apprend. La seconde fait le même coup. La vitesse de déplacement est fulgurante. La troisième est la bonne, coincée au fond d'un trou sans issue et probablement un peu bigleuse, elle se fait embrocher par trois piques sur cinq dans le craquement sinistre de sa carapace. Sophie pousse des cris d'excitation suffisants pour faire battre en retraite toutes les langoustes du récif. Il est temps de regagner le bord...


Alors que nous nageons vers l'annexe, un banc de petits calamars nous croise sans trop d'appréhension. Nous n'en avions jamais vus vivants. Ces céphalopodes sont très élégants sous l'eau. D'une jolie couleur bleu transparent, ils ondulent rapidement leurs fines nageoires horizontales pour se propulser en douceur vers l'arrière. Leur regard glacial en impose. Mo et Sophie essayent d'en rattraper un qui dédaigneusement accélère en lâchant un nuage d'encre avant de se poser sur un rocher et d'en prendre la couleur !


Pierrot nous indique que nous avons pêché une petite langouste royale - excusez du peu - d'à peu près de 400 grammes. A trois, ce sera un amuse-bouche. Sophie et Mo partent en annexe se rincer sur une plage isolée dans la baie où tombe une cascade d'eau douce et fraîche. Serions-nous près de l'Eden ? On va rester un peu plus longtemps ici ...


Les jours passent malheureusement très vite, Sophie et Mo doivent rentrer en Europe. Embrassades et au revoir tristounet sur le seuil de la portière du taxi. A bientôt Soph (plus de 4 mois, ce serait plutôt «à bientard»). Heureusement, il y a quatre bateaux copains ici et le Captain ne manquera pas de compagnie en attendant Catherine, au contraire.


Justement de la compagnie, il y en a eu pléthore cet après-midi. Nous avions engagé Mister Clean hier pour faire les chromes et le polish du pont. Il a amené un sbire (Dove, a Mister Clean's crew) qui travaillait très bien mais probablement pas assez vite (Cool Man, nothing to drink Captain ?). Bref, le travail devait durer 2 jours mais trois heures avant la fin de l'échéance, un troisième jour s'annonçait bien rempli. C'est sans compter sur le dynamisme de Mister Clean qui s'est ramené personnellement avec un autre rasta et à trois, ils ont bouclé le boulot au pas de course jusqu'à la nuit tombée (ce qui en heures/homme revient à faire un troisième jour d'ailleurs). Sacré businessman que Gary (c'est le nom de Mister Clean). Ils ont vidé les réserves de polish, de pâte à chrome, de vieux chiffons et de Coca Cola ... Le dernier rasta enturbanné n'a rien consommé, car il ne boit que l'eau que son dieu (Djââ) envoie sur terre (c'est l'eau de pluie) et provenant d'une source de montagne. Evidemment cela manquait dans les réserves du bord. Le pauvre, espérons qu'il ne "polish" pas sous le soleil en saison sèche ... Ce soir, Caramel est comme neuf et il remercie "Mister Clean and his boys" en lançant des étincelles par tous les chromes du pont.


Douze août, arrivée en fanfare de Catherine sur Caramel, propre comme un sou neuf. En venant de Paris, elle a fait un stop en Martinique pour faire de l'avitaillement de délicatesses : sauciflard, calendos, emmental râpé, jambon blanc et toutes ces sortes de choses qui manquent à Trinidad, comme un Figaro, ou Courrier International. On découvre la remontée de l'euro sur le dollar, quelle excellente nouvelle pour nous. En revanche, la bourse n'a pas l'air de se porter comme un charme. Seule consolation, nous avons sur Caramel une bonne position de repli en attendant la reprise ...


***


Après consultation de nos amis de Nouchka (cata Soubise 46) et de Crusader (Amel SM 2000), nous décidons de partir à trois bateaux dans le delta de l'Orénoque. Nous avons collecté des informations de diverses sources locales et sur l'Internet. Et surtout obtenu une photocopie d'un "guide" non édité, réalisé par un anglais qui a passé un mois sur le rio Macareo en 1999. Ce fleuve situé au milieu du delta, est protégé par une barre de sable et de vase qui en rend l'accès difficile et mouvant. Un contact par mail avec un français et un article écrit par des suédois indiquent que les points de passage du guide sont encore bons, mais demandent quelques rectifications. Nous ne sommes pas certains de pouvoir pénétrer dans le fleuve avec nos tirants d'eau (2,10m). Par ailleurs, cette zone du delta est un parc national et nous ne savons pas s'il est toujours possible de s'y rendre officiellement et sans permis particulier. Bref, beaucoup d'inconnues peuvent réduire à néant ce projet, mais fermement contrebalancé par une furieuse envie de comparer les deltas de l'Amazone et de l'Orénoque.


Lundi 19 et mardi 20 août, gros avitaillement pour les bateaux et plein de tous les réservoirs. En fin de journée, nous nous retrouvons une dernière fois à Scotland bay.


La nuit est calme, la température est douce et la surface de l'eau est lisse. La lune est pleine ce soir et se mire sur les flots. Son reflet est bien rond, mais lorsqu'une lente ondulation parcourt la mer, le reflet s'ovalise ... on dirait qu'elle sourit ! Les singes hurleurs ne hurlent plus, ils ont passé la parole aux grenouilles qui coassent bruyamment sur le rivage. Les becs croisés chalutent furtivement sur la baie. Soirée magique ou veillée d'armes avant l'arrivée au Venezuela ? Nous verrons demain.


Les voiles pleines de vent, Caramel et Nouchka profitent d'un grain d'Est pour galoper vers le port de Guiria, situé sous la péninsule de Paria. Le courant de marée nous aide et l'arrivée est plus rapide que prévue. Nous suivons de peu le petit ferry-boat qui joint Trinidad au Venezuela. Nous mouillons au milieu de ce large port crevettier. Les deux Captains et Catherine se dirigent en annexe vers l'endroit où est accosté le petit ferry. Chance, c'est l'heure d'embarquement des passagers et tous les officiels inutiles et nécessaires sont là. Nous faisons connaissance avec Angel Acosta (qui cause anglais), agent en douane de son état qui nous guide dans la jungle administrative. L'ambiance est bon enfant, les officiels tamponnent à tire-larigot nos passeports et toutes sortes de papiers, dans une confusion très latine. L'officier de la douane et celui de l'immigration demandent à voir les bateaux. Nous les amenons à bord pour une visite succincte. L'agent repart avec tout le fourbi de paperasses et rendez-vous est pris pour demain pour l'enlèvement des papiers officiels, le paiement des diverses taxes et les signatures de documents qui iront sagement dormir pour des siècles dans les armoires métalliques de l'administration vénézuelienne.


Dans la précipitation de la valse des tampons, Alain se rend compte que l'immigration n'a pas cacheté son passeport. C'est reparti, le Captain le dépose sur un quai et l'attend. Tandis qu'Alain se perd dans les méandres des arcanes bureaucratiques, une grand mère âgée vient examiner l'annexe avec son petits-fils blond et questionne. Le Captain a vite fait de sortir ses rudiments d'espagnol. Ils sont impressionnés par notre voyage. Grand-mère raconte qu'elle n'est jamais sortie de sa région et l'enfant demande de lui dire quelques mots en français, qu'il répète en se tordant de rire. Cette bonne humeur générale est plutôt de bonne augure, quel contraste avec la tronche des antillais ...


Le lendemain à l'heure dite (enfin presque), nous récupérons chez l'agent en douanes, nos "Zarpe" : sésames du plaisancier dans les eaux de ce pays. Nous profitons de la banque située de l'autre côte de la rue, pour tirer des bolivars avec nos cartes Visa (autre sésame du plaisancier nanti). L'inflation est en pente raide : 1.450 bs pour 1 US$. On ne sait pas où mettre l'épaisse liasse de billets formée par nos 167.000 bs !


En reprenant nos annexes, nous apercevons le petit blondinet d'hier : "Au revoir" nous dit-il en français ! La leçon de français est retenue. Il est déjà midi et il est urgent de quitter le port pour continuer notre route vers l'entrée du delta, maintenant que nous avons des documents en ordre. Une étape intermédiaire avant l'entrée du Macareo est prévue et c'est à la tombée de la nuit que nous pénétrons dans le rio Pedernales à 40 milles de Guiria.


Nous passons entre les stations de pompage du brut vénézuélien, éclairées a giorno par les torchères de gaz. Etrange contraste entre l'industrie pétrolière et la forêt tropicale, ça fait moche sur la photo.


La Captain s'engage dans un petit caño latéral pour y trouver un mouillage. Catherine sur l'avant du bateau avec un gros projecteur, nous arrête avant que Caramel ne s'empale sur de gros piliers dépassant à peine de l'eau. Ca suffit pour ce soir, on jette la pioche un peu plus à l'extérieur des rives !


La lune est quasi pleine et le ciel dégagé, mais elle fait pâle figure par rapport aux torchères. Soirée calme dans de nouveaux bruits de forêt : comme des bambous qui s'entrechoquent (nous apprendrons plus tard que ce sont des crabes qui claquent des pinces) et les ploufs des poissons qui sautent hors de l'eau.


Jeudi matin, départ juste après les matines, car nous avons encore plus de 50 milles à faire avant d'arriver au Rio Macareo, approximativement au milieu du delta de l'Orénoque.


Après une avancée monotone au moteur, nous nous présentons à l'entrée du Rio vers 14 heures. Il s'agit de suivre pile-poil la route indiquée dans le guide de l'anglais. Il rectifie les cartes nautiques vieilles de 40 ans et complètement fausses. Nous y entrons sans encombre, avec seulement une petite alerte dans le dernier tronçon, car le chenal s'est déplacé vers le sud ouest depuis 3 ans. Sur l'écran de la cartographie électronique, Caramel traverse paisiblement la mangrove de la Punta Bombeador !


Nous mouillons dans l'embouchure, devant l'île Pélican, où nous retrouvons notre copain Ian sur Crusader, venu directement de Trinidad. Il est arrivé une heure avant nous, mais en outlaw, car il n'a pas fait ses formalités d'entrée dans le pays.


Dès l'ancre à l'eau, nous sommes reçus par des commandos de taons mordeurs que combat Catherine avec des rafales de coups de tapette. L'île Pélican pourrait également se nommer l'île des Ibis rouges car ce sont des centaines de ces volatiles de feu qui viennent s'y poser pour la nuit. Le Captain regrette parfois d'être daltonien ...


Catherine a mal dormi cette nuit, pourtant fraîche et sans moustiques. Contrairement à l'Amazone, nous n'avons plus d'équipe de sécurité et à chaque bruit de moteur ou d'île flottante glissant le long de la coque, elle se lève pour contrôler. Pendant ce temps, le Captain ronfle ...


Nous sommes bien de retour dans le monde des deltas tropicaux et ce matin, nous avons à nouveau taillé les premières îles flottantes mêlées à nos mouillages. Nouchka, avec ses 2 étraves et ses 2 chaînes d'ancre n'a pas récolté moins de 7 gros troncs de bambou avec les racines ! Le Captain l'aide à grands coups de machette. Il va falloir s'épauler car nous ne sommes que trois bateaux et ne pouvons compter que sur nous-mêmes.


Après le petit déjeuner, une première pirogue arrive, seule. Nous échangeons les 4 mots de Warao que nous connaissons pour l'instant : Bonjour (Yakara), ça va ? (Yakara witou), mon nom est Catherine (Ma wai Catarina) ... Surprise, ils comprennent et causent quelques mots d'espagnol !


Nous sommes dans la patrie des indiens Warao, ce qui signifie "Peuple canoë" dans leur langue. Relativement reclus, ils sont encore très proches de leur mode de vie ancestral, parlent peu espagnol, vivent de pêche, de cueillette. Ils pratiquent également le troc d'artisanat (cambio). Deux hommes, manifestement pêcheurs, nous demandent des tee-shirts. Nous demandons ce qu'ils ont à proposer en échange. Ils montrent de jolis petits paniers tressés. L'affaire est faite, ils lâchent le bordé de Caramel et se laissent dériver.


Celui qui a le tee-shirt le déplie et l'agite à grands gestes, debout dans sa pirogue. Nous craignons le pire et le prions de n'en rien faire, sans résultat. Trop tard, une douzaine d'autres pirogues déboulent vers nous dans le courant. Nous sommes cernés par des bras et des mains qui s'accrochent à Caramel. Le grand marchandage commence après avoir fermé tous les hublots ...


A cette allure, il ne nous restera plus rien des achats pour le troc faits à Trinidad. Le Captain suggère à Catherine que pour survivre, nous pourrions toujours commercer avec son stock de chaussures à bord. La proposition est mal reçue et elle parle de troquer son vieux morceau de peigne en os de 20 ans d'âge ...


Milieu d'après-midi, nous remontons quelques milles pour nous ancrer devant le premier village : Macareo Village. C'est le plus important du fleuve : 60 cases qui ne sont que des plates-formes de rondins, surmontées d'un toit végétal. Souvent reliées entre elles par des passerelles, elles sont sans murs et laissent apparaître tout le dénuement dans lequel vivent les indiens Warao. Quelques hamacs, quelques récipients et une grosse souche qui sert de martyr pour le feu de cuisine. Pour toute décoration, ils ont le vent, le soleil et la pluie qui balayent parfois dur leurs fragiles édifices. A marée haute, l'eau est à quelques centimètres des rondins du plancher.


La "Fundacion La Salle», sur deniers privés, aide les Waraos de ce village. Elle a construit un petit centre d'études, un dispensaire et une école qui accueille 70 élèves de tous âges. Carlos, le responsable de l'entretien des bâtiments de la "Fundacion" vient nous saluer en canot et nous propose la visite des locaux. Les bâtiments sont construits sur le mode warao, c'est à dire sur pilotis, mais à la différence des habitations des indiens, ils sont construits en planches vernies. Seuls des panneaux bas cloisonnent les locaux réservés au personnel. Une brise rafraîchissante et saine circule librement sous la toiture. Carlos nous montre fièrement la cuisine et le local du groupe électrogène également sur pilotis à l'arrière, au bout d'une passerelle, sous l'antenne radio qui les relie au reste du monde. Nous sommes dimanche et il n'y a pas d'activité. Les trois jeunes scientifiques en place jouent aux dominos avec les deux maîtres d'école.


Comme les visites sont rares, il est disert et nous entretient un peu de l'art de vivre Warao. Les indiens vivent sur le delta depuis 8.000 ans. Leur mode de vie n'a que peu changé, car le contact avec le monde "extérieur" n'est pas aisé. Ils vivent de pêche, de cueillette, se déplacent en pirogue monoxyle taillée à l'herminette. Le "moriche" (arbre à palme sans tronc) leur fournit des fruits (sorte de lychee à chair jaune de la taille d'une poire), des palmes pour les toits et des branches pour la fibre à tresser. Nec plus ultra, l'arbre peut être infesté de vers (mo en warao) dont ils se délectent. Mode d'emploi : on étête le ver (c'est la boule brune) que l'on grignote rapidement pour ne pas la jeter, puis on mâche le corps lentement en savourant (c'est le long tube blanc qui gigote encore).


Ils portent souvent des prénoms chrétiens, mais ont gardé leurs croyances animistes dans les poissons, les arbres, le soleil, le feu, l'eau, la terre. Jusqu'il y a peu, ils ne portaient pas de prénoms, mais s'identifiaient par leurs relations familiales : le frère de l'oncle du cousin de ma sœur par exemple. Compliqué si l'on sait qu'ils sont très libres dans leurs unions et ont beaucoup d'enfants ... Le taux de mortalité infantile était élevé mais dans la partie aval du fleuve, les communautés ont maintenant recours au dispensaire de la "Fundacion".


Ils ont plusieurs femmes si leurs moyens le leur permettent et l'adultère n'existe pas. Curieusement, peu de défauts de consanguinité, mais une grande fragilisation au niveau dentaire. Pratiquement tous les adultes sont édentés. Ils réclament d'ailleurs dans leurs échanges du dentifrice et des brosses à dent, mais ce n'est plus d'aucun secours ... Nous remarquons également beaucoup de maladies de peau.


Il s'unissent jeunes, dès la puberté, les filles ont les cheveux coupés courts pour indiquer qu'elles sont en âge de "mariage". Parfois dans les pirogues, nous croyons voir une jeune fille portant sa petite sœur dans les bras, alors que vous voyons une très jeune mère portant son bébé ... Pour les familles, il est intéressant d'avoir un grand nombre de filles car le jeune mari s'installe sur la plate-forme beau parentale et travaille pour ceux-ci.


Le langage est propre et éponyme à la tribu Warao . Il est verbal et simple, il y a les mots qui désignent les choses et les verbes qui s'expriment par "l'action de faire cette chose".


La "civilisation" commence à rattraper les Waraos (ils sont 24.000 dans le delta) et nous voyons des pirogues à l'arrière tronçonné et bricolé pour y adapter un moteur hors-bord. Un peu d'argent arrive dans les communautés par le biais de la vente d'artisanat. Ils peuvent alors acheter des produits à la lancha (bateau fluvial) qui passe une fois par semaine.


L'engrenage commence à tourner : sur les soixante cases de Macareo village, il y a trois petits groupes électrogènes, une antenne parabolique et certains toits de palme sont remplacés par de la tôle ondulée. Espérons que nos successeurs sur le rio puissent encore entendre des chants et faire du troc.


Pour remercier Carlos de sa visite et de son hospitalité, Catherine et Monique proposent de revenir lundi en fin de matinée pour essayer d'expliquer notre voyage aux enfants et apporter des gâteaux. "Bienvenido amigos y con gusto!"


Le reste de la journée est consacré à l'activité de cambio avec les dizaines de pirogues qui s'agglutinent autour de nous sur plusieurs rangs. "Cambio, Cambio", ils veulent échanger de la vannerie, des colliers (naci), des bateaux sculptés contre des tee-shirts, des robes, des chapeaux et surtout du dentifrice et des brosses à dents.


Caramel râle un peu, déjà qu'il fait ce qu'il peut pour tenir sur son ancre avec 3 noeuds de courant et voilà en plus que ces rustiques pirogues viennent lui colorer les flancs blancs et fraîchement polis. "Calme-toi Caramel, on te refera une beauté plus tard, ne t'en fait pas !"


Nous terminons les palabres lorsque tous ont échangé quelque chose et nous refusons poliment le petit perroquet vert (torone). Ils ne sont pas tous faciles à contenter et si certains s'en vont la poire fendue, d'autres marmonnent entre leurs lèvres.


Dans la plupart des paniers tressés, se trouvent des intrus indésirables et de toutes tailles : larves, mouches, cafards. Dès que l'on a pris possession du panier, on le secoue à l'envers au-dessus de l'eau pour faire tomber les plus gros insectes (ça fait toujours marrer les indiens). Ensuite la technologie moderne vient à l'aide de l'homo occidentalis : on passe le panier au micro-ondes pendant 2 minutes à puissance maximum, sans s'étonner des micro-explosions qui se font entendre. Ceci fait, on termine par une quarantaine de deux jours dans un sac poubelle gavé d'insecticide. Le panier est alors bon pour le service après un petit brossage et une bonne aération.


Dans une pirogue, tout contre Caramel, se trouve un couple d'indiens plus âgés. Lui, encore en forme, parle un peu espagnol, c'est Juan. Elle, semble usée. Edentée, le visage marqué par les rides et le soleil, n'en a pas moins le sourire enjôleur. Elle c'est Catarina.


"Moi aussi" lui explique Catherine, "Nous avons le même prénom". Catarina veut faire du cambio et elle tend à bout de bras de petits paniers rustiques en fibre de moriche (arbre à palmes). Juan explique qu'elle veut un "sombrero" (chapeau). En fait elle a repéré celui en paille rose et jaune qui est dans le cockpit avec le bazar à troquer. Catherine lui remet sans y prendre garde un autre, en paille souple qui peut se rouler. Catarina le regarde, l'air triste et déçu. Elle parle à Juan en warao qui à son tour ausculte lentement le chapeau, la tête basse. Nous voyons bien que quelque chose ne va pas. Timidement, Juan nous le rend sans explication. Catherine lui tend alors le chapeau coloré ... Miracle, Catarina n'arrête plus de parler, ses yeux sont brillants et grands ouverts. Juan lui pose délicatement le chapeau sur la tête et l'admire. Il n'y a pas d'âge ni de race pour l'amour ...


Les longs moments de grâce sont difficiles à soutenir et le Captain lance "Bonita Catarina". Elle rit à pleines gencives et trente personnes debout dans les pirogues autour de Caramel applaudissent la belle du moment.


Durant quelques secondes, avec quelques gestes, l'aide du hasard et d'un peu de chance, des Hommes très différents ont tous été sur la même longueur d'onde ... Nous sommes heureux ce soir sur Caramel.


Vingt heures trente, les 3 groupes électrogènes du village se sont éteints. Les quelques cases qui étaient éclairées sont obscures (la majorité n'a même pas de bougie), la communauté dort.


Pour nous, c'est encore l'heure d'admirer le spectacle fantasmagorique du rio, sous la lune ronde et blanche.


* * *


En route pour une balade en forêt : nous accueillons Alain et Monique sur notre annexe, Ian est seul sur la sienne. Les frondaisons sont différentes ici de l'Amazone, la lisière est formée de mangrove de haute taille. La marée basse découvre des enchevêtrements de racines courbées qui soutiennent des troncs aériens parfois très impressionnants. Sur le limon de l'estran, des anableps aux yeux globuleux giclent à notre passage.


Nous descendons le courant sur quelques kilomètres pour arriver à un grand lac couvert d'îlots. C'est le milieu de la journée et malheureusement il fait chaud aussi pour les animaux qui restent cachés. Nous faisons demi tour.


Rien ne ressemble plus à un caño dans la forêt qu'un autre caño. Avec la certitude de prendre la bonne route, nous nous trompons à un confluent. Il nous faudra 1/4 d'heure pour nous rendre compte que tel arbre remarquable n'était pas là à l'aller, que telle trouée dans la forêt n'avait pas été vue. En persévérant sur notre route 10 minutes de plus (on avance à plus de 20 Km/h), nous aboutissons finalement sur le rio Macareo, en aval du village. Nous avons eu de la chance, et la leçon est retenue. Il faudra emporter la prochaine fois un GPS portable qui enregistrera notre déplacement afin de pouvoir le refaire en sens inverse ! Il faudrait également essayer de partir dans un caño contre le courant pour pouvoir revenir avec le courant en cas de panne moteur car il est exclu de faire avancer les annexes à la rame contre le courant. Il faut une pirogue pour cet exercice. Tout est facile sans panne ou problème, mais dans ce genre d'environnement, les pépins peuvent se payer cher.


Lundi matin, onze heures : nous débarquons tous dans l'école (2 classes). Sympa l'école : une grande plate-forme en planches vernies et un toit de palmes. Des bancs, des tables, deux tableaux et deux instits. C'est l'heure du cours d'arithmétique sur un tableau et du cours d'espagnol sur l'autre.


En trente secondes, nous mettons l'école sans dessus-dessous car Catherine et Monique ont fait chacune trois gâteaux et Ian a apporté des biscuits. Pour nous faire pardonner, nous remettons aux enseignants tout le matériel didactique que nous avons apporté : cahiers, crayons, bics. Mais c'est surtout la mappemonde gonflable qu'Alain a apporté qui plaît. Il y a tracé notre périple depuis la France. Un prof explique aux enfants les différents pays que nous avons touchés.


















L'anarchie est à son comble et il faut toute l'énergie des profs pour canaliser les enfants en file indienne (une vraie file d'indiens !) devant la table où Monique et Catherine coupent des parts de gâteaux. Celui au chocolat remporte tous les suffrages, celui aux abricots intrigue (pas connu). Les roublards essayent de passer deux fois !


Catherine propose aux enfants de chanter quelque chose et 1, 2, 3, c'est parti pour une mélodie warao et quelques pas de danse indienne. Ces petits bandits ont l'air bien contents de notre intrusion dans leur matinée de classe : ils ont loupé une heure de cours et ont mangé des gâteaux. Au fait, c'est curieux, ils semblent bien moins nombreux qu'à notre arrivée ...


La Fundacion qui a construit l'école il y a quatre ans, a eu la bonne idée de donner les cours généraux en espagnol, mais de maintenir l'étude du warao. C'est l'heure de nous quitter et nous serrons toutes les pinces avant de rentrer à nos bords sous une averse tropicale. Solide averse cette fois car nous récoltons 100 litres d'eau rien qu'avec deux casseroles sous la capote !


Nous levons l'ancre pour continuer notre route vers l'amont du fleuve. A 30 km de la mer, nous avons toujours un courant de trois noeuds contre nous, mais la végétation change. la monotonie de la haute mangrove passe la branche à une végétation plus variée et plus luxuriante. C'est parce que nous atteignons la limite de remontée des eaux salées (marée). Nous serrons la rive à 10 m et nous voyons pas mal d'oiseaux inconnus, comme ce petit paon rouge qui fait la roue sur une branche basse en hérissant une crête de plumettes.


Ian a quelques problèmes de moteur et nous laissons filer nos ancres au confluent du caño Cojuma pour une soirée d'orage, suivie d'une nuit rythmée par le chuintement des îles flottantes qui glissent le long de la coque et d'un petit matin frémissant au son des terrifiants grognements des singes hurleurs. Brrr ! pourvu qu'ils ne sachent pas nager !


Après une visite en annexe des caños Cojuma et Jarwana, nous passons en annexe devant le village pratiquement abandonné de Cojuma. Seule une case délabrée est occupée par une vieille indienne, les 6 autres sont vides ou démantelées. La vieille femme nous dédaigne bruyamment sans même nous jeter un regard. Les pattes et les oreilles tendues, le cou en extension et la queue fouettant l'air, seuls les chiens semblent contents de voir du monde. Nous n'insistons pas et filons dans un petit caño sans nom où nous retrouvons l'"agua gelada", cette eau fraîche et noire, que nous avions déjà trouvée en Amazonie.


Partout dans les arbres, nous entendons des gloussements suivis de souffles puissants. Intrigués, nous coupons les moteurs pour nous laisser dériver. Face à nous, les auteurs de ces gloussements sautent de branches en branches, se moquant de notre présence. Au contraire, ces gros oiseaux roux (Hoazin) se pavanent : large queue en éventail et regard fixe dans nos yeux, crête dressée. Ce sont ceux que nous avions aperçus sur le rio hier. Super, nous voyons également des ibis rouges, des toucans, des martins-pêcheurs et des colibris minuscules. Seul Ian aperçoit un alligator. Au sommet d'un arbre mort, nous apercevons un grand ara, coloré, facétieux et très bruyant. Chance : il est devenu rare, ses plumes sont trop appréciées.


Mercredi 28 septembre, matinée studieuse pour écrire ces lignes et faire quelques courriers. Nous décidons de partir plus tôt dans la journée pour profiter de l'effet de marée qui réduit un peu le courant descendant. Cinq milles (9 kms) suffisent à chaque jour pour varier les décors et explorer en annexe de nouveaux recoins secrets au cœur de la forêt. Quelle différence par rapport aux interminables journées de moteur sur l'Amazone !


Nous mettons à l'eau notre annexe achetée à Trinidad. Elle est presque parfaite : grâce à son fond rigide en aluminium, nous ne craignons pas les crevaisons. Sa forme en V procure une excellente tenue de mer et elle se pilote avec précision. Construite en Hypalon - Néoprène, elle est peu sensible aux UV destructeurs qui cuisent les Zodiac. Son seul handicap est d'être plus lourde que celle entièrement gonflable. Il paraît que nous avons fière allure lorsque nous remontons le fleuve pour rejoindre Caramel après une balade dans les caños.


Mouillage à seulement 20 m devant le village de Nabasanuca. Les villages portent le nom du caño au confluent duquel ils s'installent. Cinquante âmes y vivent dans un grand dénuement mais dans un site magnifique. Ici, pas de moteur hors-bord, seulement des pirogues de toutes tailles, adaptées à l'âge du rameur. La plus petite de 4 mètres est maniée par une enfant qui ne doit pas dépasser 5 ans. Elle avance avec une pagaie à sa mesure et avec une dextérité certaine. Sa petite sœur de 3 ans également embarquée, se laisse transporter ...


La pirogue c'est aussi le terrain de jeu et ils sont parfois sept dans un tronc creusé à rigoler et à faire les zozos dans la mangrove des environs du village. C'est aussi un moyen de s'isoler et de se laver pour les adultes astreints à une promiscuité difficile.


Nous troquons des tee-shirts, des chapeaux, des coupons de tissus. Catherine montre un joli paréo jaune à une indienne d'âge mûr qui veut échanger deux petits paniers tressés. Dans sa pirogue, elle tâte le tissu, le déplie pour regarder le motif imprimé et le montrer aux copines du village. Les commentaires en warao vont bon train. Nous sommes tellement (trop) près des cases que Caramel est pratiquement intégré à la communauté. Finalement le carré de tissu est rendu. Ils osent rarement dire "non" par timidité et il faut comprendre l'absence d'acceptation comme un refus poli. Il nous a semblé comprendre que les dauphins blancs imprimés sur le fond jaune ne plaisent pas. Les histoires de dauphins d'eau douce (ici EBUTE) sont complexes dans les cultures fluviales.


Catherine déplie alors une nappe à carreaux orange et bleu (cadeau de La Redoute). Notre cliente sourit, deux dents solitaires apparaissent. La qualité du tissu plus épais lui convient. Elle se tourne vers le village d'où reviennent des rumeurs bruyantes mais favorables. Marché conclu.


Caramel dérape son ancre pour se réinstaller un peu plus discrètement à 100 m en aval du village. L'après-midi durant, nous avons la visite de quatre dauphins d'eau douce qui font des cabrioles et qui à plusieurs reprises sautent entièrement hors de l'eau, à deux mètres de nous, comme pour regarder à l'intérieur du cockpit !


* * *


Pas besoin de réveil, le corps humain en est un. A six heures presque précises, c'est le petit lever : d'abord un œil, puis l'autre, ensuite chaque oreille. Tous les matins c'est la même constatation : quel calme, quelle sérénité ! Le monde semble figé, le temps suspendu. Un premier coup d'œil par le hublot permet de vérifier si Caramel est toujours mouillé au même endroit, que le rio Macareo est toujours dans son lit et que ses eaux sont plates. A cette heure de la journée, il n'y a pas de vent, la forêt est immobile, elle dort encore. On ne se lasse pas de cette première impression du matin, elle est furtive, seulement quelques minutes. Le soleil a vite fait de réveiller le vent. Les cris de la forêt enchaînent, la surface de l'eau se ride, Caramel tire sur sa chaîne. La journée commence.


Pour des raisons techniques, Ian doit quitter l'embouchure du rio le 02 septembre et après concertation, nous décidons de remonter jusqu'à la racine du delta en deux jours. Comme sur l'Amazone, le décor continue à changer au fur et à mesure de notre remontée vers l'amont. La végétation haute des rives cède maintenant la place à des taillis plus bas ouvrant une vue sur de beaux arbres isolés en arrière plan.


Le comité d'accueil du village de Boca Pela est mémorable. Ce ne sont pas moins de 14 pirogues qui sont agglutinées sur le flanc tribord de Caramel, où nous avons disposé des pare-battages. Les cent âmes du village ont l'air d'être toutes autour de nous. A ce niveau de succès, il faut s'organiser. Catherine est nommée négociatrice en chef et le Captain, directeur de la sécurité. Il faut veiller en permanence à ce que les pirogues se placent uniquement à tribord et surveiller les mains chapardeuses (il n'y en aura jamais).


Catherine ne sait plus où donner de la tête et des mains. Nous avons sorti tout notre fond de commerce dans le cockpit. Les indiens brandissent des colliers de perles colorés, des paniers de vannerie, ceux-là ont des bananes, ceux-ci montrent un perroquet vert. Dans la bonne humeur générale, nous faisons des échanges dont une pagaie pour la collection. Lorsque nous disons que nous ne voulons plus faire de "cambio", ils restent encore quelques minutes, puis poussent les pirogues vers le village à longs coups de pagaie.


La ville de Tucupita n'est plus qu'à 2h30 de barque à moteur et le village possède une barque collective en aluminium qui s'y rend chaque jour. L'influence de la ville se fait sentir : on leur a fait cadeau d'un gros stock de tôles ondulées dont ils ont disgracieusement fait les toits de leurs cases sur pilotis. Leur village est maintenant moche et bientôt très moche, car les tôles commencent à rouiller ... Le joli toit de palmes est à refaire tous les deux ans, mais il tient au vent, alors que les tôles sont de redoutables projectiles.


A la tombée de la nuit, nous apercevons deux singes qui dorment en boule sur les branches hautes d'un arbre mort. Super, il ne manque plus que les alligators à notre collection.


A 19h05 exactement, le cockpit de Caramel est assailli par des escadrons de moustiques. En moins de deux minutes, il devient impossible de rester dehors, nous plongeons dans le bateau, fermons toutes les issues et vu la température, nous allumons le groupe électrogène et la climatisation. Choc de deux civilisations, on n'est pas de vrais indiens ...


* * *


En remontant le rio, la forêt s'abaisse encore et laisse place à de grandes lagunes couvertes de jacinthes d'eau, de riz sauvage, parsemées de bosquets et de grands arbres isolés. Nous arrivons à hauteur du caño Lau Lau, point final de notre remontée dans le delta de l'Orénoque. Nous ancrons dans une ambiance sinistre sous un ciel de plomb larguant ses averses avec régularité.


Samedi 31 août, nous descendons le rio avec la vitesse que vous devinez. Entre 9 et 10 noeuds, nous avalons en trois heures les deux longues journées précédentes. Au passage des villages, les pirogues tentent à peine de nous arrêter pour un ultime "cambio" tellement nous déboulons. Nous choisissons de nous arrêter à notre mouillage préféré : Nabasanuca et son caño aux eaux noires.


A peine la pioche au fond de l'eau, les enfants reviennent près de nous; Catherine les fait monter sur le pont. Elle a retrouvé dans une armoire une demi douzaine de tee-shirts, taille enfant, achetés au Brésil. Elle habille ceux qui sont nus. Ils se marrent tous en se comparant, puis vont se montrer à leurs parents ... qui arrivent à leur tour pour voir si Catherine n'a pas retrouvé des robes ou des coupons de tissu !


Un vrombissement grave nous détourne la tête, les enfants debout dans leur pirogue sur le flanc bâbord de Caramel s'agitent et piaillent. Une grosse barque en métal se profile en amont du fleuve, calée dans sa vague d'étrave blanche. Le gris de la vedette ressort bien sur le vert du fleuve, des lettres noires sur la coque affichent "GN" (Guarda Nacional). Bien entendu, ladite barque ralentit et dans un large virage vient au cul de Nouchka ancré derrière nous. Quatre individus débarquent dans leur cockpit.


Quelques minutes plus tard, à la VHF, Monique demande de l'aide à Catherine pour la traduction, il semble qu'il y ait un problème. Nous savons que nos papiers sont en ordre et devinons la nature du "problème". Nous prenons nos documents et embarquons sans se presser dans l'annexe pour rejoindre Nouchka.


Nous trouvons tout ce petit monde attablé dans l'immense cockpit du catamaran d'Alain, une boîte de bière bien fraîche à la main. Le problème est déjà résolu. Celui qui a l'air d'être le chef (il a 2 sardines sur l'épaule) ne s'inquiète absolument pas des papiers du bateau qu'il n'a d'ailleurs pas demandés, mais du petit souvenir (regalo) qu'il aimerait que nous lui fassions. Alain, lui sort une bouteille de vin français acheté au duty free de Trinidad. Notre sergent examine avec attention l'étiquette puis semble un peu déçu. Nous l'interrogeons. " Il n'y a pas d'année sur l'étiquette. Quel est l'âge de ce vin ?" Exigeant le bougre !


Chez notre copain Ian qui se trouve par hasard sur Nouchka à ce moment, on sent la pression à fleur de peau (pour rappel, nous sommes 3 bateaux sur le Rio, mais il n'a pas fait ses papiers de sortie de Trinidad, ni ceux d'entrée au Venezuela). Il profite de la remarque pour tourner la partie à son avantage. Dans son espagnol hilarant, il explique qu'il est le Captain du troisième bateau et qu'il va chercher une autre bouteille de vin, avec une année imprimée sur l'étiquette.


A la mine réjouie des gabelous, nous savons ce qu'il nous reste à faire et repartons chercher une bouteille de vin blanc liquoreux que nous n'aimons pas, mais qui arbore fièrement "1998" sur l'étiquette. Le sergent se fend la pêche : c'est la meilleure ! Pas de chance pour Ian, il avait apporté un rouge de "2000".


Le Captain se fend d'un conseil en les aidant à rejoindre leur bord après une troisième tournée de bière fraîche sur le compte de Nouchka : "Buvez le vin blanc un peu frais c'est bien meilleur". Par 35 degrés à l'ombre et un fleuve à 30 degrés, c'est une impasse qui le réjouit. Na ! Ce soir, l'équipage de la barque militaire a du apercevoir des alligators roses dans son sillage éthylique.


* * *


Ce matin, les perroquets noirs (que nous n'avons jamais aperçus) nous font un concert. Ils s'interpellent d'une rive à l'autre. Le volume sonore est tel que le cri se perçoit à 2 Km sur le fleuve. Un long braiment grave et modulé suivi de caquètements gutturaux : c'est un son très étrange et on a peine à croire qu'il est émis par un oiseau. Ce sont les indiens qui nous ont expliqué ce que c'était.


Ian vient nous faire ses adieux, il lève l'ancre ce matin à 09h00 pour descendre les 30 milles restants jusqu'à la mer et rejoindre Trinidad et la légalité. Nous nous verrons peut-être dans quelques semaines à Margarita ou Puerto La Cruz.


Nouchka et Caramel filent après le déjeuner pour explorer le caño Tucupita, qui mène 80 Km en amont, à la ville du même nom. Près de notre lieu de mouillage nous découvrons un caño latéral d'une vingtaine de mètres de large. Le Captain est d'humeur exploratoire et s'engage lentement dans cet affluent aux eaux lisses et noires. Nouchka suit et c'est impressionnant de voir ce grand cata de 14 mètres de long sur presque 8 de large se glisser au cœur de la forêt. Chaque méandre semble être la porte d'une découverte, le gréement frôle les branches. Il faut garder un œil sur le sondeur, l'autre œil, les oreilles et le nez sont disponibles pour saisir les sensations. Après vingt minutes de progression, nous faisons demi tour dans un espace à peine plus long que le bateau et allons nous mouiller à l'endroit initialement prévu. Si passer une nuit avec nos voiliers dans ce petit caño était une idée plaisante pour le décor et l'ambiance, les moustiques pensaient de même pour d'autres raisons ...


Nous sommes à présent ancrés sous le courant d'un îlot herbeux, devant lequel sont plantées trois cases abandonnées. Nous partons les examiner de plus près. Par souci de respect et de discrétion, nous ne sommes jamais montés sur une plate-forme habitée. Catherine débarque sur une case, afin que le Captain la photographie avec un peu de recul. Rapidement, elle commence à gesticuler et ses bras font de grands moulinets dans l'air. De grosses guêpes noires ! Il y en a partout, la case est infestée de nids en forme de plaques recouvertes de cellules hexagonales.


Heureusement, elle ne se fait piquer qu'une fois. Un coup d'ASPIVENIN qu'elle emporte toujours et un ZYRTEC à l'arrivée limiteront la douleur et les lancements. Ouf, cela aurait pu être bien plus grave.


Grosse soirée Scrabble sur Caramel.


* * *


Nous voilà de retour à Macareo Village. Nous passons saluer Carlos et les trois biologistes. Monique et Catherine déposent les médicaments surnuméraires que nous avons et qui seront plus utiles ici. Echanges de bonnes paroles et serrages de pinces.


Nous faisons également connaissance avec le guyanais du Guyana dénommé Collins. Il parle l'anglais et a épousé une indienne warao du village. Il se propose de nous emmener ce soir observer les alligators dans les bayous des environs.


Nous partons vers 19 heures avec sa pirogue à moteur et une grosse lampe raccordée sur une batterie d'auto. Debout à l'avant, il balaie du pinceau lumineux les rives glauques, enchevêtrées de racines de mangroves. La largeur du caño diminue, nous entrons dans le paradis des moustiques ! De grands claquements entre tiges de bambou résonnent dans la noirceur d'une nuit sans lune, ce sont les crabes des marais qui claquent leurs grosses pinces. Les grenouilles répondent avec des coassements sonores. Bonsoir le monde de la boue !


De temps à autre, nous voyons (parfois à plus de 100 m) une paire de catadioptres dorés parfaitement immobiles. Collins, commande à son fils de s'en rapprocher, puis de couper le moteur et de continuer en silence à la pagaie. Plusieurs fois, nous parvenons à moins d'un mètre des reptiles. On n'en distingue que le haut du crâne, les yeux et la mâchoire supérieure, le reste est invisible dans l'eau. Collins saisit quelques racines de mangroves pour l'ultime approche. Quelques photos puis en une fraction de seconde et deux convulsions, le "baba" disparaît dans la fange.


Nous en verrons une demi-douzaine de 1 m à 1.80 m, grâce à l'oeil exercé du sieur Collins. Ils se font de plus en plus rares, car trop chassés antan pour leur peau. Malgré la protection légale de l'espèce, ils sont braconnés. Nous nous contentons simplement de suspendre un souvenir de plus à notre galerie d'images souvenirs.


Mardi 03 septembre, c'est presque la fin de l'aventure dans le delta. Pour bien marquer l'événement, le fleuve nous fait cadeau ... de la plus grosse île flottante prise dans notre chaîne en ces lieux. Ensuite, l'ancre est tellement enfoncée dans le sol que le guindeau cale, il faut la dégager avec le bateau. Orénoque, quand tu nous tiens ...


Au passage de l'île Pélican, nous sommes salués par des escadrilles en formation de ces volatiles hybrides, ressemblant à un bombardier B 52, à l'avant duquel on aurait greffé un siphon d'évier !


Nous quittons le rio Macareo en laissant une trace discrète sur le sable de la passe d'entrée. A marée basse, c'était un peu juste pour nous ... Envoyé en éclaireur, Nouchka nous indique l'eau libre à 10 m sur tribord (pour rappel, ce n'est pas cartographié). Nous leur rendons la politesse, le soir même lors du petit "sauvetage" de nos amis Alain et Monique lorsqu'ils se présentent un peu après nous devant le port de Guiria, en panne de leurs deux moteurs !


Vingt-quatre heures de paperasses pour l'agent en douanes afin d'obtenir les papiers nécessaires à une route vers l'ouest. Nous profitons de l'étape pour marcher un peu, car voilà plus de 15 jours que nous n'avons pas trouvé de terre ferme. Un gros coup de main à Alain pour le dépannage de ses moteurs, car il a de la fièvre depuis 2 jours (on pensait que c'était la dengue, mais c'est finalement une insolation et une infection urinaire). Résultat un seul moteur en état de marche (§#!&?\ de moteur italien), pour un cata c'est un peu juste. La température dans la cale moteur est torride.


Et c'est parti pour une nuit de navigation agréable et chaude vers Los Testigos, la première depuis fin avril, lors de notre remontée de Cayenne.


***


Los Testigos (les Témoins) sont les premières îles vénézueliennes en arrivant de l'Est. Habitées par quatre familles de pêcheurs, la population (en comptant tout le monde) s'élève à peu près à 150 habitants, y compris les 2 Guardas Nacional. Mais nous tombons sur la fête de la Vierge et des renforts viennent du continent pour écluser les hectolitres de bière en boîte apportés pour la circonstance. C'est LA fête de l'année, avec procession en bateau, itou. Notre réserve de fusées du Brésil trouve ici son meilleur usage et impressionne beaucoup les participants.


Nous n'avons pas vraiment partagé leur fiesta car c'était sans beaucoup d'intérêt. Mais les îles sont jolies, nous retrouvons les eaux claires et le plaisir de nager et de plonger. Les poissons sont nombreux car c'est une zone protégée que seuls les pêcheurs locaux ont le droit d'exploiter.


Mouillés entre les deux îles principales, nous contemplons tous les soirs, le grand coucher du disque solaire bien rond, exactement à l'arrière du bateau : somptueux.


Les balades à pied, nous font rapidement faire le tour des curiosités des îles : la dune Gozman et les énormes lézards des buissons. Catherine n'aime pas trop les serpents qui y sont tapis.


Une petite journée de voile avec vent 3/4 arrière nous permet de porter les 2 spis du bateau (artimon et grand mât) et de faire le spectacle en arrivant à Margarita, la plus grande des îles du Venez. Nous prenons place dans la seule "marina" de l'île. C'est un bien grand mot car seules les digues sont terminées. A l'intérieur, le quai inachevé est à fleur d'eau à marée haute. Le promoteur a fait faillite et l'infrastructure est utilisée comme telle. Le marinero est sympa et nous installe à une place avec du courant disponible. C'est vraiment une chance car il y a peu de vent et la chaleur est écrasante. La clim tourne toute la journée dans le bateau.


Nous sommes à un jet de pierre de l'hôtel Hilton qui offre toutes les facilités de piscine et d'Internet. L'île est une zone franche et le coût de la vie est bas. Le prix du port + une auto de location est bien moins cher qu'une place au port à Trinidad !


Centre touristique important, l'île est truffée de galeries commerciales. Cela nous change bien des indiens Waraos ! Mais les alternances ressourcent la curiosité. Nous avons même acheté hier une petite télé N/B pour 30 euros, afin de suivre l'événement télévisuel national de l'année : l'élection de Miss Venezuela ! On s'adapte vite ...


Même si le pays traverse une crise de confiance très importante et que son avenir est incertain, les vénézueliens sont accueillants et aimables. Allons voir si le continent est aussi beau qu'on le dit. Mais ce sera pour la suite des aventures de Caramel et de son équipage.


Epilogue :


L'Amazone nous avait plu et à Trinidad, nous étions trop près de l'Orénoque pour laisser passer l'occasion de goûter au second grand delta atlantique.


Forts des erreurs du premier voyage, nous avons organisé le second tout en douceur : seulement 60 milles de remontée en 15 jours, des escales devant les villages des indiens "Waraos", mais également au milieu de nulle part, entre fleuve et forêt. Nous avons pris le temps de faire des kilomètres de balades dans cette forêt pour voir plus d'animaux qu'en Amazonie. Celle-ci garde tout de même la palme des plus beaux couchers de soleil.


Le rio Macareo a tenu ses promesses et garde encore son authenticité, une ampoule qui s'allume émerveille encore les enfants ! Des Waraos, qui survivent dans le delta depuis 8000 ans, nous avons appris la mesure d'un temps ancien qui passe au rythme des jours et des nuits, des pluies et du soleil ... Seul le courant du fleuve est rapide.


Terminé sous un soleil de plomb à la Isla Margarita - Venezuela - 25 septembre 2002


P.S.: les amateurs trouveront les informations utiles pour une expédition avec leur voilier dans les Guides Nautiques de Caramel ou en cliquant sur Rio Macareo





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